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NULLE PART AILLEURS

Tous ensemble » contre la mondialisation

21 Juin 2016 , Rédigé par Alain Losco Publié dans #Politique

Tous ensemble » contre la mondialisation

Janvier 1996

Par Edgard Pisani, ancien ministre de l’agriculture (1961-1967)

Pendant des générations, et dans beaucoup de pays, les citoyens ont été formés à l’idée qu’il existait une correspondance exacte entre Etat, nation, territoire, patrie, langue et culture (1). La France est l’archétype de l’Etat-nation, jacobine de surcroît. Elle sert de référence à nombre de chercheurs et de constitutionnalistes qui ont peine à sortir d’un modèle qui s’est mis en place puis épanoui sur plusieurs siècles d’histoire et qui est désormais en question : du fait de la régionalisation et de la revendication culturelle ; du fait, à l’inverse, de la constitution d’ensembles régionaux auxquels les Etats, dont la France, confient certains de leurs pouvoirs régaliens.

Aujourd’hui, l’écheveau semble se dénouer. Différemment mais partout. Nous sommes tentés de nous raccrocher à des concepts qui ont eu leur temps de gloire et d’efficacité plutôt que de tenter d’en inventer de nouveaux. Une bonne méthode consisterait peut-être à se demander simplement si c’est pour « faire ensemble » ou pour « être ensemble ».

Prenons la liste des associations qui se créent. Selon les intitulés qu’elles se donnent, on peut distinguer des associations de commodité — faire ensemble — et des associations de communauté — être ensemble. Certaines associations réunissent des adhérents qui ont pour objectif de vivre des choses ensemble. D’autres se donnent pour ambition de faire des choses ensemble. Le maître mot est « ensemble ». Est-ce un hasard si le slogan qui s’est imposé lors du récent mouvement social en France est : « Tous ensemble ! Oui ! » ?

Un empire éclaté

L’Etat-nation a réalisé dans sa splendeur sa passion de l’être et du faire, l’Etat étant l’outil et le maître de la nation-creuset. Dans le domaine de l’analyse politique, on constate une réelle confusion entre l’être et le faire, un imbroglio où l’on ne distingue plus entre l’Etat-être, l’Etat-faire, la nation-faire, la nation-être, qui se trouvent confondus dans les mêmes structures institutionnelles (2). Nous sommes en présence d’un système d’organisation globalisant. Faut-il en changer ? Et si nous choisissons d’en changer, envisageons-nous qu’il se dépouille pour ne garder que les fonctions de faire ? Envisageons-nous de donner une place, dans nos institutions, aux communautés, aux lieux d’être ensemble ? Est-ce que, à côté du concept de citoyenneté (faire), peut naître un concept d’appartenance culturelle (être) ? Peuvent-ils coexister au gré d’une claire définition et d’une règle du jeu mutuellement acceptable ?

Le problème se pose. Imaginons un instant que nous nous trouvons à bord d’un ballon géostationnaire au-dessus de la Sicile. Au nord-est, nous pouvons voir un empire, apparemment vieux comme le monde, qui, après avoir connu quelques risques de fissuration, s’est vite ressoudé par la force — et avec quelle énergie… Un empire où les tsars de quelque couleur qu’ils soient, ont tenté d’effacer les nationalités. Là, dès lors que le politique — le faire ensemble — a perdu de son pouvoir, l’être ensemble a révélé sa faiblesse et éclaté en multiples communautés séparées, voire ennemies. Elles le font en un ballet dont nous ne savons pas encore dessiner la chorégraphie, violente ou paisible suivant les cas et les moments.

Tournons nos yeux vers le sud, vers le monde arabe. Même langue ou presque. Même religion. Globalement, même civilisation. Une aspiration à l’unité pour exister en tant que puissance significative à l’échelle du monde. Pourtant, une organisation étatique nationale se consolide à l’encontre d’un certain sentiment d’unité, qui demeure profond au niveau de l’opinion. L’ambition de l’Etat n’est pas celle du peuple. La première a une forme, l’autre non.

Regardons maintenant vers le nord-ouest, vers l’Europe : quinze pays qui sont autant d’Etats-nations. Ils se remettent en question et abandonnent une partie de leur souveraineté pour travailler ensemble, pour faire ensemble. Si l’on disait aux Français que la construction européenne doit aboutir à la disparition de la nation et de la patrie françaises, ils ne l’accepteraient pas. Ils admettent seulement de transférer le faire ensemble, les attributs de l’Etat, parce qu’on fait mieux ensemble que seul.

Peut-on inventer des modes d’expression démocratique dans un système où le faire ensemble et l’être ensemble coexistent de manière complémentaire, articulée, intelligente, contradictoire, conflictuelle à la limite, mais avec des systèmes institutionnels d’arbitrage qui permettent d’éviter les crises ? Le temps n’est-il pas venu d’abandonner les formes d’organisation auxquelles nous sommes habitués ? D’examiner, par exemple si le culturel est une catégorie séparable du politique, méritant une capacité d’expression autonome ? Tout porte à croire que, dans un avenir qui se mesure en décennies, coexisteront et s’articuleront l’un avec l’autre deux modes d’organisation : l’un de type politique et décisionnel ; l’autre de type culturel, qui visera à la sauvegarde et à l’épanouissement des individus qui se sentent menacés par la mondialisation des échanges et par la bureaucratisation des Etats.

Le cas de l’Europe est, à cet égard, exemplaire. Parmi ceux qui la « pensent », il en est qui sont favorables à ce qu’elle devienne une puissance parmi les puissances mondiales. Ils ne rêvent pas d’un Etat européen semblable à l’Etat jacobin français, mais d’une entité politique susceptible, en termes monétaires, économiques, militaires et culturels, de devenir un acteur équilibrant dans un monde aspirant à l’équilibre. Mais il y a aussi des européistes, plus nombreux qu’on ne le croit, dont le seul rêve est d’utiliser le mythe européen pour détruire les Etats nationaux. Mais pour les remplacer par quoi ? Par rien, l’Europe ayant été une étape vers une mondialisation, sans pouvoir politique régulateur pour arbitrer entre le marché et la société. Savent-ils où cela nous conduit ? A l’anomie-désordre sociopolitique ou à un nouvel ordre international unipolaire. Au risque de provoquer le réveil des Etats-nations.

L’Europe n’a d’avenir que si elle se dote d’une capacité antidérégulatrice et qu’elle s’oppose au principal pouvoir dérégulateur de la planète : les Etats-Unis. Face au tandem dérégulateur Capitole-Réserve fédérale, seuls des ensembles cohérents, réunissant des facteurs de puissance politique, économique, culturelle et stratégique, seront en mesure d’éviter l’affaissement dans le méli-mélo de la mondialisation.

La planète — sous la houlette américaine et avec la participation active de tous ceux qui, à la Commission de Bruxelles et ailleurs, oeuvrent à la création d’une zone de libre-échange euro-atlantique sous l’appellation moins voyante d’"agenda transatlantique" - a commencé d’entrer dans un désordre suicidaire. Se dresser contre cette volonté d’hégémonie, d’uniformisation, de non-respect des diversités, c’est éviter que ne se multiplient cent révolutions dans le monde. Car, sans régulation, les inégalités deviendront encore plus insupportables ; sans monnaies d’égale capacité, le monde entrera dans le système dollar ; sans systèmes de défense autonomes, les originalités s’estomperont ; sans instances d’arbitrage vrai, les dominations se feront plus brutales.

Réinventer le politique

Si la mondialisation c’est la disparition de la capacité régulatrice, nous n’avons pas d’autre choix que de lutter contre elle : parce que nous sommes différents et que nous voulons le demeurer ; parce que nous sommes nés dans des lieux divers, avec des avantages et des insuffisances que vous voulons négocier ; parce que la diversité nous paraît être le ferment de cette recherche d’unité vraie qui constitue un idéal profond, à l’abri de l’uniformité.

L’unité est une donnée naturelle. Elle est aussi la nécessaire réponse aux excès de la diversité ; elle serait moins désirée si n’existaient pas des différences potentiellement conflictuelles et dangereuses. Unité et diversité sont les pôles d’un jeu dialectique rigoureux. La mondialisation, pour être acceptable, doit se situer dans ce jeu dialectique, où elle a pour contrepoids la sauvegarde des diversités culturelles, la prise en compte des diversités naturelles.

Seul manque le politique. Il faut peut-être le réinventer.

Edgard Pisani

Ancien ministre de l’agriculture (1961-1967), ancien commissaire européen (1981-1985). Auteur, notamment, d’Un vieil homme et la terre, Seuil, Paris, 2004.

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